Benoît Félix

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Benoît Félix

L'idée de cette exposition est de Jean-Marie ; disons que j'y participe au départ sans trop me poser de questions ; j'ai d'abord été un peu perplexe, et puis je me suis dit que ça ne pouvait quand même pas ne pas me concerner, la Belgique, et qu'à l'heure où la fonction (voire la fiction) de l'état était progressivement mise à mal par cette autre fiction qu'est la "loi" du grand casino mondialisé (je ne sais plus de qui est cette formule, mais je la trouve juste), le fait de considérer son inscription en tant que citoyen de l'un de ces états n'était peut-être pas seulement une affaire qui devait prêter à rire. "Belge", sans doute est-ce un peu dérisoire? Mais est-ce qu'une identité nationale, ça n'a pas intérêt, au moins sous quelque angle, à l'être un peu, dérisoire ? Prise comme tout à fait sérieuse, la question de cette identité peut éventuellement prendre – on l'a déjà vu – une tournure franchement sinistre (je laisse à vos soins le choix des exemples à l'appui).

Donc ; « Belge »; Belge, c'est comme dire "Moi". Quand "Moi" se prend absolument pour lui-même, ça commence à être la folie ; l'autre, alors, incarne pour ce "Moi", l'altérité qu'il convient de repousser au dehors. Dans la version paranoïaque où le moi ne tolère, pour lui-même, que ce qui est lui-même, l'autre, c'est à dire ce qui fait objection au même, est d'office une menace ; menace contre l'intégrité de ce moi, mise en danger d'une Unité qui, de ne pouvoir tolérer l'autre en elle, n'a d'autre recours que de le repousser au dehors. L'Unité, c'est un peu l'anagramme de nullité. Est-ce contre sa nullité pressentie qu'elle se retourne, et qu'elle appelle au rassemblement de ses troupes, "L'unité"?

L'union, dont Jean-Marie nous dit qu'elle pourrait "faire la forme"; parions sur le fait que ça puisse être autre chose que l'Unité. C'est de parties disjointes, autres entre elles, qu'une union est l'union. Disons que c'est le moment où, autour de quelques traits communs, ces parties, autres entre elles, se reconnaissent quelque appartenance, quelque communauté, et qu'au sein de cette communauté possible, chacune puisse se définir autrement que dans le rejet nécessaire d'une part étrangère, jugée néfaste et malfaisante pour devoir faire fonction de condenser des haines, qui, si elles criaient librement à l'intérieur des lignes serrées qui font "l'Unité", la détruiraient du dedans. « Union », donc ; et si Jean-marie nous dit qu'elle "fait la forme, c'est parce que la forme, ce n'est jamais sans évoquer une certaine force ; j'entends le pouvoir de fascination de la forme ; puissance de l'image au miroir, dans laquelle un enfant reconnaît celui qu'il est, avant qu'il ne le devienne ... C'est dans l'unité de ce que nous sommes là, au miroir, dans cette forme qui tout à coup nous apparaît comme étant la nôtre, que nous nous anticipons... Notre fameuse unité, donc, elle est hors de nous d'abord ; "Moi" est hors de lui – là où il ne veut pas savoir qu'il n'est ici, précisément, qu'hors de lui (c'est ce qu'il refoule). L'état, disons, naturel d'un état, c'est cette distance qu'il assume, entre lui-même ici, et la fiction qu'il se fait de lui-même (l'image unifiée de lui-même), dans laquelle il se reconnaît lui avant qu'il ne le soit jamais pleinement. Entendu comme ça, oui, j'assume d'être Belge (c'est à dire toujours avec ce sentiment minimal d'étrangeté qui me fait me demander sur quelle scène je joue - entendu qu'on ne puisse se passer de cette scène quelle qu'elle soit, et du jeu qu'on ne peut pas ne pas consentir à y jouer).

Cette expo, "l'Union fait la forme", y participer, ce sera ma manière, le prochain 21 juillet, de jouer à être Belge ; et, peut-être, en jouant ce qui sera là ma partie personnelle, rappeler qu'«être», que ce soit "Belge", "Moi", ou "Artiste", ou "Citoyen", ou quoi que ce soit d'autre, c'est toujours dès le départ, "jouer à", et que, dans ce jeu, "être" n'est jamais sans se tenir a côté d' "être" sans, au minimum, un petit sourire en coin.

Le jour où nous perdons le coin de ce petit sourire en nous, nous nous trouvons "Nous" comme noués, ficelés dans une identité qui, de devenir autre chose que la manière particulière qu'a l'identité de courir après elle (elle comme quelque chose qu'elle ignore), se fige, s'arrête, s'inhibe dans la peur de la menace que constitue pour elle tout ce qui vient à s'imposer comme autre. Cet « Autre », cet étranger à nous, dans ce qu'il a d'inassimilable au sens tel qu'il nous est commun, et à l'ordre tel qu'il est établi, fait objection. Sans l'écart maintenu en nous-mêmes par le coin de ce petit sourire, donc, ce qui fait objection à ce que nous puissions être Un (parce que ce n'est qu'un mythe, une anticipation nécessaire, et la passion de cette anticipation), nous le déjectons.
L'unité, celle d'un état, comme celle d'un individu, ce n'est que dans le mouvement par lequel elle se constitue qu'elle s'assume; et ce à quoi elle se confronte au sein de ce mouvement, c'est l'altérité, voire l'altération qu'elle est elle-même pour elle même. Elle trouve là son écart, la disjonction qui motive sa tentative, et qui fait de cette tentative un acte toujours manqué ... Ou assez manqué pour qu'il puisse réussir.

La manière particulière selon laquelle une identité joue sa course après elle, ou son écart d'avec elle-même, je me propose de l'appeler "l'invention d'être soi"; c'est une affaire de style, de manière de jouer, qui est toujours l'affaire d'une singularité, qui, comme telle est toujours irréductible; c'est, me semble-t-il, peut-être aussi, ce que certains appellent le génie propre à une nation. Voilà. Alors, être Belge (je ne sais jamais rester sérieux quand je me pose cette question sérieuse), c'est la manière singulière selon laquelle chaque personne que cette question regarde, se tient devant cette question. Je pense être d'abord belge d'être relativement belge ... (un belge belge, ce serait peut-être un fou).

Drapeau belge, 2006

Déchets domestiques belges